Derrière le mur

Il fallait marquer cet anniversaire important pour notre histoire. Le mur de Berlin est tombé il y a vingt ans. J’ai décidé d’y apporter ma petite contribution sous forme de quelques regards propres aux aspects particuliers de ma personne. On y découvre les murs réels, mais aussi ceux, plus épais encore, les murs imaginaires qui existent encore dans les esprits des habitants de deux côtés de l’Europe déchirée. Bonne lecture.

 

Le premier regard, celui de l’homme de l’est, de plus d’un opposant, dissident ou traître. Tout dépendait à cette époque de celui qui vous donnait ce qualificatif. Sans entrer dans les détails, je peux juste dire que c’était quand même une sacrée contradiction de lutter pour que cela change, tout en ne croyons pas que cela changera, en tout cas de notre vivant. La formidable accélération initiée par les grèves en Pologne, suivis de la création du premier syndicat libre, « Solidarnosc », les voyages du pape polonais, puis une courte période d’une relative liberté qui a suivie, ont transformé ce rêve en une possibilité. Les formes d’actions sont devenues plus concrètes, plus pragmatiques. Il fallait trouver la forme de pouvoir qui permettrait ce passage tant redouté et tant attendu.

 

Les souvenirs de cet élan de solidarité – oui, c’est le mot – d’une grande partie de la population suisse à l’instar des autres pays du monde occidental.

 

Puis vient ce terrible pas en arrière, la Pologne sous l’état de guerre. Un général aux lunettes noires. Noires, comme l’avenir qui voulait encore une fois nous dire ce n’est pas encore le moment.

 

Mais si, c’est moment s’approchait inexorablement. Malgré la répression, les intimidations, les réactions plutôt molles de chancelleries occidentales, la grande marche vers la démocratie avançait à grands pas. Contrairement aux gouvernements, les populations de nombreux pays ont montré leur indignation et leur solidarité avec les Polonais subissant la répression.

 

Je me souviens de cette immense manifestation sur la place fédérale à Berne où j’ai chanté devant 10 000 personnes. À la tribune à mes côtés il y avait, entre autres, Madame Ruth Dreifuss. Personne ne se doutait que le mur va tomber et que cette dirigeante syndicaliste va devenir première femme présidente de la Confédération. Bien de murs tombent sans qu’on puisse le prévoir.

 

Justement, et le mur dans tout ça ? Après ce prologue, indispensable selon moi je vous livre mes trois souvenirs du mur de Berlin. Trois souvenirs et trois images.

 

Le premier voyage depuis la Pologne dans la DDR. Pays « frère ». Nous arrivions à Berlin et il était difficile de ne pas ressentir une atmosphère pesante. Pleine de suspicions. Nous étions des « frères » de l’est, mais finalement au mieux les étrangers, au pire les ennemies d’hier et d’aujourd’hui. D’hier à cause de l’Histoire passée, le travail de compréhension de l’histoire du fascisme ne s’est pas fait dans la société est-allemande. Je dirais même pas du tout. Le sujet était tabou et comme tous les tabous il avait son poids lourd à supporter.

Les ennemies d’aujourd’hui, parce que ces troublions de Polonais ne voulaient pas être des citoyens modèles du système communiste, comme bien des Allemands de l’est étaient à l’époque, par conviction, par peur ou par goût.

Et les frères c’est précisément ceux de l’autre côté du mur. Mais officiellement il fallait les appeler les ennemis, les impérialistes qui n’attendaient que le moment propice pour nous attaquer avec l’aide de nos pires ennemis américains !

Vous ne vous y retrouvez plus ? Oui, c’était bien notre sentiment de l’époque.

J’en parlerai peut-être dans un des chapitres suivants.

 

J’ai pu voir le mur. Seulement d’un côté, sans trop m’attarder sur ce sujet dans les discussions. Il me reste ce sentiment d’étonnement, de l’autre côté du mur vivent les gens qui parlent la même langue. Qui sont de la même culture. Tout en étant presque totalement entourés d’un mur, comme un mur de prison, ils sont libres, et nous, vivant autour, nous ne pouvons qu’aspirer à la liberté.

 

De l’autre côté du mur, on pouvait lire les dernières nouvelles, en allemand, défilant sur les immenses enseignes lumineuses d’un immeuble. L’information libre, visible et accessible à tous, que le pouvoir appelait – la propagande impérialiste.

 

Le deuxième voyage à Berlin, depuis la Suisse. Muni de mon Titre de voyage, un nom pudique pour ce qui remplace le passeport aux apatrides. Dans l’excitation du départ, je ne me suis pas rendu compte que pour y aller je devrais survoler le pays de l’autre bloc, truffé de plus de bases militaires soviétiques. Après le changement d’avion à  Francfort, mon dernier lien avec mon pays d’adoption – l’avion de Swissair – a été rompu. Il n y avait que les avions américains qui avaient le droit de survoler la DDR. Une fois au dessus de la DDR, j’ai réalisé que c’est la première fois, depuis mon exil que je me trouve au-dessus d’un pays qui ne respectera pas la convention de Genève de protection des apatrides. Le comble de cette tension apparaît à l’approche de Berlin. Le pilote très simplement nous annonce que ce que nous voyons à notre droite, c’est la base militaire soviétique.

J’ai eu peur.

Un instant j’ai imaginé que notre avion peut avoir un problème technique et que nous serons obligés d’atterrir sur cette base. Que diront les services de KGB en voyant mon nom et mon Titre de Voyage, signe distinctif de réfugié politique ?

 

Nous atterrissions sans problème sur l’aéroport de Berlin – Ouest.

 

Plusieurs années plus tard. J’ai vibré encore plus fort en voyant une situation quasi similaire. C’était au cinéma. Le film White Nights de Taylor Hackford avec Mikhail Baryshnikov raconte une situation très similaire. Je devrais peut-être toucher les droits d’auteur ?

Cette fois j’ai vu le mur de plus près. Dans toute son effroyable réalité. Avec le groupe de touristes nous sommes montés sur une petite estrade, pour voir le no mans land entre les deux murs et son attirail de machine à tuer. Les chiens dressés pour mordre, les armes automatiques qui se déclenchent au passage de malheureux qui avaient la folle idée de s’aventurer sur cet espace d’hostilité.

Ensuite j’ai participé à la visite du musée du mur. Pour toujours restent dans ma mémoire les photos et les objets de ceux qui ont risqué, malgré tout, de franchir cet espace effroyable. Certains ont réussi, d’autres ont été pris ou tués. Ce n’était plus, ni l’imagination, ni le cinéma, mais des faits, toujours dramatiques, parfois même tragiques.

Je n’oublierai jamais la petitesse de l’espace aménagé dans le réservoir d’essence d’une toute petite voiture, dans lequel une personne a réussi de passer inaperçu lors de contrôles aux check-points.

Justement, le fameux check-point Charlie. La guerre froide avait toute sa consistance devant ces endroits chargés d’Histoire. J’ai bien compris le sens de Ich bin ein Berliner du président Kennedy prononcé au moment de la plus forte tension en Europe après la Deuxième Guerre mondiale.

 

Le troisième voyage, après la réunification. L’enchantement de Berlin a opéré encore plus fort sur moi. J’ai beaucoup aimé l’architecture berlinoise lors de mes voyages précédents – Philharmonie, la bibliothèque universitaire, mais cette fois c’était encore plus fort. J’ai passé des heures à regarder le Potsdamer Platz, ses lignes futuristes et cette intégration d’un brin de ruines de la guerre dans l’architecture d’aujourd’hui. Berlin respire la liberté et garde pudiquement les traces de son histoire.

 

 

Le deuxième regard c’est celui de l’artiste et de musicien en particulier.

Lors de mon deuxième voyage, celui à Berlin-Ouest, j’ai été frappé par les peintures qui paraissaient parfois sur le mur.

Une m’a touché particulièrement. C’était une rue sans issue, comme beaucoup en ce temps-là. Au bout de la rue, le mur a créé un barrage infranchissable par quiconque.

Sur la façade de la dernière maison, un artiste a peint simplement un prolongement de la rue en perspective. Comme si le mur n’existait pas. Grâce à notre œil, nous pouvions continuer la promenade au-delà du réel, droit vers l’impossible, droit, dans ce monde imaginaire qu’aucun pouvoir sur cette Terre n’a jamais pu maîtriser. C’est l’essence de la force qui est en chaque être humain. Plus tard sur une scène de France j’ai pu chanter aux côtés de François Béranger. Il nous lançait en pleine figure son :

 

Vous n’aurez pas ma fleur !
Celle qui me pousse à l’intérieur,
Fleur cérébrale et fleur de cœur, ma fleur !

– Fleur de cœur, ma fleur !

 

Bien avant que le mur ne tombe, il est devenu transparent pour les habitants de ce quartier de Berlin.

 

Lors du même voyage, j’ai pu assister aux nombreux concerts. Deux d’entre eux m’ont marqué tout particulièrement.

A la Philharmonie de Berlin, l’orchestre, sous la direction de Herbert von Karajan a interprété une œuvre de Penderecki. De façon magistrale environ 20 minutes de quelque chose qui peut ressembler à un orchestre qui s’accorde, puis un accord de Do majeur. Après le chaos vient l’harmonie. Un espoir, une délivrance, un signe du futur.

Puis à l’Opéra, sous la direction de Karl Böhm, les Noces de Figaro.

Berlin enfermé dans le mur était une source de laquelle jaillissait la culture du monde.

Les artistes sont libres partout.

Plus tard, en 1989, collé à mon poste de télévision, comme des millions d’autres, j’ai regardé le mur tomber. Les larmes aux yeux et cette envie de crier : est-ce vraiment la réalité ?

Mais le comble de l’émotion vient à cette image de Mstislav Rostropovitch jouant du Bach devant le mur de Berlin près du Check-point Charly. Assis sur un petit tabouret, avec les passants autour, un musicien russe, émigrant, joue la musique allemande devant le mur qui tombe. Encore aujourd’hui il me difficile de contenir mon émotion à l’évocation de ce souvenir.

 

Je pourrais continuer encore longtemps sur ce sujet, mais il faut laisser un peu pour plus tard.

Je vous dirai quelques mots sur les conséquences culturelles de cette réunification de la ville de Bertolt Brech et de Kurt Weil, de la chanson qui a fait tomber le mur, des oiseaux qui ont toujours traversé le mur sans permission et enfin – des ondes de la radio – comme les oiseaux – volant vers l’autre rive.

 

Marek Mogilewicz